Hier soir, au Conseil Municipal de la Ville de Genève, une majorité
a refusé de traiter avant l'ouverture de l'Eurofoot, vendredi, une
résolution socialiste exprimant, en termes pourtant mesurés, la
distance que peut prendre une ville comme Genève avec l'état des
libertés politiques dans l'un des deux pays organisateurs de la
grande fête du ballon rond : l'Ukraine. Elle ne mangeait pourtant
pas de pain, ni d'ailleurs de jeux, la résolution : elle demandait
simplement que les retransmissions des matches se déroulant en
Ukraine, sur écran géant à Genève soient complétées d'un
avertissement du genre: « le match que vous regardez se déroule dans
un pays ne respectant pas les libertés démocratiques ». Ben non :
apparemment, dire l'évidence, ce serait déjà trop dire en pleine
footerie européenne.
Etre antisportifs pour les mêmes raisons qu'être anticléricaux et
antiracistes ...
'Ukraine a investi dix milliards d'euros dans l'organisation chez
elle d'une partie de l'Eurofoot, alors qu'elle rame déjà pour
rembourser, au titre de sa dette, un montant équivalent et que
personne ne croit un instant qu'elle récupérera les ressources
investies grâce aux spectateurs venus de l'étranger et à leurs
dépenses. Les travaux d'infrastructures ont été terminés à temps,
mais leur coût a explosé, et il y entre de toute évidence une part
importante de dessous de tables et de corruption. Accessoirement,
une partie de la population locale fait les frais des mesures prises
pour accueillir les spectateurs étrangers : ainsi, les cités
universitaires de Kiev ont été réquisitionnées, et leurs habitants
étudiants expulsés, sans solutions de relogement. Et pour couronner
le tout, en Pologne et en Ukraine, les groupes d'« ultras »,
chaînons manquants entre les supporters basiques et les hooligans,
se distinguent par leur violence, leur racisme, leur
antisémitisme...
Pour le pouvoir ukrainien actuel, mais aussi pour une bonne partie
de l'opinion publique, et même de l'opposition, l'organisation avec
la Pologne de l'Eurofoot 2012 est l'évènement le plus important (ou,
avec la « révolution orange » de 2004, l'un des deux plus
importants) depuis le retour à l'indépendance, à la chute de l'Union
Soviétique. Un événement si important qu'il importe peu au pouvoir,
au gouvernement, au président, de savoir ce que leurs homologues
européens pensent d'eux : ils savent que ce qui va compter, ce sont
les matches, le tintouin autour des matches, les exaltations des
supporters, le ramdam continental autour de la baballe -bref, la
routine médiatique de toutes les grandes compétitions sportives
internationales.
Au premier coup de sifflet du premier match de la compétition, qui,
sinon des antisportifs primaires, secondaires et tertiaires dans
notre genre, se préoccupera de l'état des libertés politiques en
Ukraine ? Du sort de l'ancien Premier ministre Ioulia Timochenko ?
(elle n'est pas franchement de notre famille politique, mais elle
est en prison depuis l'automne 2011, victime d'une vengeance du
pouvoir en place, et elle est si mal en point, et si maltraitée
qu'il a fallu début mai, sur pression européenne, la transférer dans
un hôpital. Et menacée encore d'au moins deux procès, l'un pour
fraude fiscale, l'autre pour complicité de meurtre. Rien que
cela...).
La Chancelière allemande et son gouvernement, le président de la
Commission européenne et sa commissaire aux sports, le gouvernement
français annoncent qu'ils ne se rendront pas en Ukraine tant que
Ioulia Timochenko y était persécutée ? Le président Ianoukovitch,
son gouvernement, son ministre des Affaires étrangères s'en foutent
ouvertement : « Le sport, c'est le sport, la politique, c'est la
politique », savonne le ministre... « Tous les billets de tous les
matches en Ukraine ont été vendus », se rengorge le président... et
ils ont raison : le sort des libertés politiques en général, et
celui de Ioulia Timochenko en particulier, ne pèsera pas lourd
lorsque l'Eurofoot commencera.
« Le sport, c'est le sport, la politique, c'est la politique » , en
effet : et quand la seconde est inavouable, le premier la recouvre.
Au fait, a-t-il jamais servi à autre chose qu'à cela, depuis qu'il a
cessé d'être le plaisir désargenté de jouer pour le plaisir de jouer
? Depuis qu'il a été pris en mains par des Etats, des sponsors, des
investisseurs ? Depuis qu'il est devenu la dernière et la plus
puissante des religions décérébrantes ?
Et l'on s'étonnera, et nous blâmera, de nous sentir requis d'être
antisportifs pour les mêmes raisons qu'être anticléricaux et
antiracistes ...
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire